Universitaire, Directeur général du Marché des arts du spectacle d’Abidjan (Masa), ancien Président de l’Association internationale des critiques d’art, Yacouba Konaté est le Commissaire général de l’exposition panafricain d’art contemporain ‘’Prête-moi ton rêve’’. Il explique ici les raisons qui fondent l’organisation de cet événement retenu pour parcourir six capitales africaines.
La Marche Républicaine : Vous êtes le Commissaire général de l’exposition panafricaine d’art contemporain qui vient de prendre son envol à Casablanca. Qu’est-ce qui vous a inspiré le titre ‘’Prête-moi ton rêve’’ que vous donnez à cette exposition ?
Yacouba Konaté : Le titre s’est presque imposé. Nous sommes partis du principe que tous les artistes sont quelque part porteurs ou passeurs de rêve.
Moi, je ne crois pas aux artistes qui donnent des solutions aux problèmes sociaux ou psychologiques qui interviennent à l’intérieur de la vie sociale voire politique. Je pense que l’artiste pose des questions et l’intérêt de son questionnement est qu’il les pose avec des moyens qui font rêver. Ce qui fait qu’un artiste peut raconter un drame dans des couleurs qui vont ravir, qui vont même bouleverser.
Maintenant, nous sommes dans une conjoncture économique, sociale et même historique où malheureusement on remarque que beaucoup de jeunes désaffectent, beaucoup de jeunes prennent la décision de partir du continent. Nous pensons qu’ils s’en vont parce qu’ils rêvent de se réaliser ailleurs.
Alors, si on partage leur rêve avec eux, si on en discute, peut-être qu’on arriverait à leur faire comprendre que parfois, en Afrique, il vaut mieux vivre avec trois cent mille francs CFA plutôt que d’espérer être dans de meilleures conditions en Europe avec mille cinq cents ou deux mille euros. Nous pensons fondamentalement qu’il y a une responsabilité des artistes, des leaders d’opinion, vis-à-vis de leurs concitoyens en général et de leur jeunesse en particulier, qui consiste à réenchanter l’Afrique, à la rendre plus attrayante.
Est-ce donc pourquoi vous avez décidez que l’exposition soit itinérante ?
Le projet de faire une exposition itinérante a vocation, pensons-nous à un niveau très modeste, à donner un intérêt supplémentaire à la vie dans nos cités et, partant, à essayer de présenter à la jeunesse africaine et aux amateurs d’art, des artistes de très grands standings qui ont fait en général le tour du monde avec leurs œuvres mais qui sont si mal connus en Afrique. Il s’agit de leur faire comprendre que les Africains qui réussissent, il y en existe. Raison pour laquelle, nul ne doit désespérer de l’Afrique ni des Africains.
Beaucoup d’Africains déplorent cependant que ce soit justement des artistes africains mondialement connus et reconnus que vous ayez choisi d’exposer alors qu’il y en a sur le continent qui ne manquent pas de talents mais qui n’ont pas encore eu l’opportunité de traverser les frontières avec leurs œuvres. Que répondez-vous à cette critique ?
Nous pensons qu’il faut faire les deux et, de fait, nous essayons de faire les deux. L’exposition ‘’Carte blanche’’, organisée au cœur de l’événement, est un projet qui se situe dans cette deuxième démarche qui consiste à montrer des jeunes émergeants.
En fait, le projet ‘’Prête-moi ton rêve’’ était conçu comme un dialogue que nous appelions d’ailleurs « Maître et élève ». L’idée du départ était de donner à chacun de ces artistes émérites l’opportunité de choisir un jeune qu’il présente comme son « bon petit » selon le langage d’Abidjan, en affirmant : « Celui-là je crois en lui. Je le parraine. Je suis son mentor… »
Mais par la suite, nous avons vu que ce fonctionnement binaire à l’intérieur d’un espace aussi grand que celui que nous voulons créer pourrait ne pas réussir parce qu’une exposition n’est pas seulement une idée généreuse. Il faut arriver à la rendre attrayante, à construire des œuvres qui sont équilibrées dans leur teneur et dans leur problématisation.
Or, l’une de nos préoccupations était la question de la transmission, de la qualification de commissaire ou de curateur. Du coup, nous avons estimé que le mieux c’est de choisir des curateurs de la génération montante à qui nous donnons carte blanche. Chaque curateur montre ce qu’il veut. S’il montre des gens de sa génération, ce que nous espérons, c’est tant mieux.
Au point de cette logique, il y aura au moins cinq jeunes qui vont être montrés à chacune des escales que nous ferons. Ces cinq jeunes vont se rajouter à l’exposition finale que nous reviendront monter ici au Maroc. Etant donné que nous avons six escales, nous aurons à la fin trente jeunes contre trente plus ou moins à talents avérés. Ainsi l’équilibre va se faire. C’est notre finalité. Nous y arrivons par une démarche qui consiste aussi à dire aux Africains : « Il y a des gens dont vous entendez parler ou dont vous n’avez jamais entendu parler ; nous vous les présentons parce qu’ils sont des valeurs sûres. » Il s’agit, au demeurant, de reprendre l’initiative de montrer nos artistes chez nous.
La remarque est donc juste. Mais, nous avons décidé de la traiter à chaque escale de manière progressive pour pouvoir répondre positivement à cette attente.
Nous avons remarqué que l’exposition ‘’Prête-moi ton rêve’’ n’enferme pas les artistes dans une démarche thématique de création artistique. Est-ce que c’est fait exprès ?
Nous ne sommes pas ici dans le cadre d’une exposition muséale. Les expositions dans les musées, les expositions permanentes, ne répondent pas à la même logique que les expositions temporaires. Dans un musée, on peut développer une thématique et la traiter comme une dissertation. Mais quand on a à construire une exposition de la nature de celle que nous construisons, on est face à de nombreuses contraintes.
La première contrainte est relative au choix des artistes : il faut que les artistes qui vont faire marcher l’exposition soient disponibles et qu’ils apportent le meilleur d’eux-mêmes.
Ensuite, il y a un dialogue avec le site de l’exposition : il faut négocier le site avec le contexte de l’exposition.
Donc si on a un montage thématique mais qui n’entre pas dans le cadre qu’on va choisir, on ne va pas pouvoir monter son exposition.
A supposer que je veuille faire dans cette exposition quelque chose que j’appelle ‘’l’étoffe des rêves’’. Cela est une approche thématique. Dans ‘’l’étoffe des rêves’’, j’insère, par exemple, les œuvres d’Abdoulaye Konaté, d’El Anatsui et de Viyé Diba. Je dois alors les mettre toutes dans la même salle. Mais il faut bien que j’ai une salle qui puisse les contenir. Au cas où j’aurais réglé le problème de salle malgré tout, le reste de l’exposition je dois arriver à le construire selon la même rigueur.
En somme, si on n’a pas un cadre stabilisé ou un cadre qu’on peut construire dans l’absolu, il faut en arriver à la conclusion qu’une exposition n’est pas un traité philosophique, encore moins un traité politique, ce n’est même pas un traité esthétique. Une exposition est une négociation entre les œuvres qu’on a à sa disposition, qu’on a essayé d’avoir parce qu’il y en a qu’on veut avoir et qu’on n’a pas. Bref, on travaille avec ce qu’on a.
Mais le travail se fait aussi en contexte. Il suffit de voir si les œuvres disponibles ont une cohérence de proximité. C’est vraiment cela la première exigence dans un lieu comme celui-là. Cette cohérence peut être le thème, mais elle peut être seulement les couleurs, la manière dont l’une absorbe la lumière et l’autre la rejette. Ce sont donc des contraintes liées à la question de la scénographie.
Parlez-nous de comment vous avez opéré le choix des artistes. Est-ce par appel à participation ?
Le choix des artistes s’est fait de notre propre chef. C’est vraiment un travail de commissaire avec l’équipe qui a dirigé l’opération. Nous avons pris des options et ces options nous les avons prises surtout dans un souci géographique. En fait, nous ne souhaitions pas qu’un pays ait dix artistes alors qu’un autre n’en a pas deux. Nous avons, autant que faire se peut, essayé d’avoir un équilibre entre les grandes régions et à l’intérieur des régions, les pays.
Cependant, il est évident que nous ne pouvions même pas avoir un artiste par pays parce que l’Afrique en compte cinquante-quatre. Nous n’avons pas cinquante-quatre exposants. Nous en avons trente. Il fallait juste faire un équilibre qui parle à la fois à l’Afrique francophone, à l’Afrique anglophone… A la prochaine étape, nous aurons des artistes de l’espace lusophone, soit du Mozambique ou d’Angola, que nous avions déjà commencé à démarcher.
Il faut savoir que quand on monte ce type d’opération, on est confronté a d’énormes contraintes. On lance des appels, on appelle des gens dont on connaît le travail. On s’engage. Parfois on a le rendu, parfois pas.
Dieu merci, comme la réception de la première édition a été plutôt bonne, nous sommes convaincus que beaucoup de petites barrières qui s’opposaient à nous sur le chemin vont être plus facilement franchissables.
Est-ce qu’on peut estimer qu’à travers l’exposition ‘’Prête-moi ton rêve’’ c’est un marché de l’art qui se crée ainsi à Casablanca ?
Je pense que l’exposition peut contribuer à stimuler le marché. Mais nous ne sommes pas dans une dynamique de foire. Il y a déjà des foires à Marrakech. Nous ne sommes pas dans une logique où nous lançons : « Venez acheter ces tableaux ! »
D’abord ces œuvres ont vocation à circuler. Eu égard à cela, nous ne les vendrons pas avant la fin de l’exposition. Toutefois, s’il y a des gens qui sont intéressés par certaines œuvres, nous leur donnerons rendez-vous à la fin du processus. De toutes les façons, nous sommes convaincus que par l’itinérance des œuvres, nous allons créer des intérêts des collectionneurs dans les différentes capitales pour certains artistes. Généralement, on croit que les collectionneurs connaissent d’emblée tous les artistes. Ils ne les connaissent toujours pas ! Ils n’ont pas le temps de tourner dans toutes les galeries de toutes les régions africaines.
Je connais de très grands collectionneurs qui ont appris à connaître des talents comme Abdoulaye Konaté il y a à peine un an et demi. D’autres talents comme El Anatsui, ils ne savaient pas qu’ils existaient il y a deux ans. Je ne parle pas des plus jeunes qui sont entrain de monter. Des artistes comme Dominique Zinkpè sont connus dans leur environnement immédiat. Mais, arriver à les montrer, à les valoriser, c’est un travail qui n’est pas fait systématiquement. C’est plutôt fait au plan local. C’est pour cela que, ce que nous faisons ici, pour nous, est un engagement, un travail militant.
Nous avons appris que vous avez reçu l’adhésion de l’Union africaine au projet.
Nous croyons en l’unité africaine. C’est pour cela que nous sommes très heureux que l’Union Africaine ait accepté d’abriter cette exposition, en tout cas, d’en être partenaire.
Maintenant, sur place en Ethiopie, nous allons étudier comment nous allons montrer l’exposition là-bas. Mais, au-delà de tout, nous pensons que si nous voulons être des Africains, il faut que nous apprenions à connaître l’Afrique et chacun doit la connaître dans le secteur dans lequel il travaille.
Propos recueillis par Fortuné SOSSA