« Eteignez les lumières des téléphones portables ! » La troisième fois que le conducteur de la grande barque motorisée lança rudement cette phrase impérative, cela sonna dans ma tête comme la sonnerie du phare de Cotonou qui, aux environs de quatorze heures, par le passé, alertait toute la ville, depuis la zone portuaire, de l’approche de l’heure de service de l’après-midi.
Mon cœur se glaça tout d’un coup. Une peur étrange me gagna. Je jetai un coup d’œil machinal sur l’écran de mon téléphone. Vingt et une heures trente minutes s’apprêtait à pointer le nez. La nuit était pâle, l’obscurité lourdement planait sur le lac Nokoué et nous nous apprêtions pour le retour de Ganvié vers l’embarcadère afin de regagner nos maisons respectives de l’autre bout de la rive.
Nous venons de participer au lancement officiel de la quinzaine du cinéma chinois sur la place publique de la cité lacustre et il fallait prendre congé du lac et de ses occupants. L’heure avançant, il fallait rentrer.
Ainsi, nous nous sommes installés à bord de la grande barque motorisée, celle-là même qui nous a conduits sur les lieux quelques heures plus tôt. Nous étions à bord entre journalistes, responsables du centre culturel chinois, animateurs de la structure Gangan Production et d’autres.
Nous étions bien impatients de regagner la rive et très satisfaits d’avoir fait ce brassage entre les populations du lac et nous autres qui vivons sur la terre ferme en permanence.
Alors, dès que le ‘’machiniste’’ nous lança son interdiction, cela ne parut pas très bien compris de nous. Puis deux… Puis, trois fois. Alors là, c’était sérieux ! Chacun de nous se ressaisit tout d’un coup. Chacun de nous s’empressa de ranger mécaniquement son téléphone Androïd. Chacun de nous prit spontanément congé de Whatsap et des autres réseaux sociaux qu’on consultait en ce moment là. Chacun de nous adopta une attitude d’enfant de chœur.
Mais quel contraste ? Je ne comprenais pas que moi qui me posait de question sur l’absence de systèmes d’éclairage à l’avant de la barque, moi qui me demandait comment le conducteur de la barque motorisée allait se débrouiller pour nous conduire à bon port et, le voilà qui nous fait injonction d’éteindre les lumières de nos téléphones portables. C’était quand même surprenant pour moi. Possède-t-il une vue phosphorescente comme celle du chat ? Possède-t-il des yeux de félin pour s’éclairer dans cette nuit noire sur l’eau lourdement obscurcie ? Je n’arrivais pas à comprendre que sur cette étendue d’eau somptueusement épaisse, l’on puisse circuler sans le moindre signal lumineux.
J’ai déjà vu des navires sur des mers et des eaux océaniques circuler avec des phares luminescents comme des projecteurs d’un plateau de tournage de film hollywoodien dans la nuit profonde. Est-ce parce que nous sommes ici sur un lac que les engins qui y circulent doivent l’être sans une teinte de lumière ?
Mille et une questions virevoltaient ainsi dans ma tête. Je me demandais si c’est vraiment sensé de circuler sans lumière dans une barque sur une étendue d’eau dans la nuit sans le clair de lune tout au moins. Malgré que nous croisions par moment de petites barques non éclairées, dans ma tête d’interminables questions continuaient à se succéder. J’étais très silencieux. Nous tous d’ailleurs. J’étais donc très silencieux mais préoccupé. Préoccupé par ce voyage qui, pour moi, semblait s’orienter vers l’inconnu.
J’étais silencieux et préoccupé quand tout d’un coup, Claude BALOGOUN rompit le silence pesant dans la barque par une histoire drôle. Claude BALOGOUN est, par excellence, un comédien. Membre du Conseil Economique et Social (CES), il est ici en qualité de Directeur de Gangan Production, une maison de réalisation et de production de films et de tous autres documents audiovisuels qu’il a mise en place après son départ de la compagnie de théâtre Wassangari et surtout à la suite d’une expérience à LC2 télévision.
Donc malgré les décennies en arrière, la comédie, l’improvisation scénique coulent à flot dans ses veines. Il a toujours de ces historiettes pour détendre l’atmosphère. Il sait rompre instinctivement tout silence. Il sait faire rire. Et à ce premier coup dans la barque motorisée, je suis sorti de ma torpeur comme si un ange gardien venait de descendre au milieu de nous pour nous rassurer de l’expertise du ‘’machiniste’’. Le rire mouvementé dans la barque gagna même notre conducteur. Puis, notre artiste circonstanciel de bord enchaînait ses morceaux choisis en cascade. Peut-être qu’il ne se rendait pas compte du service énorme qu’il me rendait ; que dis-je : qu’il nous rendait. Peut-être qu’il avait aussi un peu peur et qu’il fallait détendre l’atmosphère pour chasser de la barque ce sentiment atterrant. Peut-être même que j’étais le seul à être gagné par la peur dans la barque ajoutée au vrombissement ahurissant de son moteur. Peut-être…
Enfin, tant mieux. Les histoires improvisées minute après minute par le Directeur BALOGOUN intercalées de mignonnes taquineries des journalistes me rassuraient et me faisaient oublier ma peur, toute la peur. Et, au fur et à mesure que nous nous approchions de l’embarcadère, je devenais de plus en plus gai. Mes rires sifflotants, dominaient largement ceux des autres. A force de voir l’embarcadère approché, je me sentais enthousiasmé, rassuré que les minutes à suivre je prendrais congé du lac Nokoué. Ne serait-ce que pour un moment. Puis, tout à coup, majestueusement, la barque motorisée accosta. Je m’empressai de descendre et d’aller vite monter à bord du véhicule qui devait ramener trois confrères et moi vers Cotonou.
Fortuné SOSSA